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Ce n’est pas dur, d’acheter un couteau de chasse à New York.

Il est très difficile, et quasiment prohibitif, d’acheter une arme à feu. Il faut un permis, ce qui n’est pas si facile que ça à avoir, et en plus, on doit apporter deux photos d’identité. Un couteau, c’est moins compliqué : le Mouvement pour la réglementation des couteaux n’a pas beaucoup d’influence. Il existe, il l’apprend, plusieurs sortes de couteaux qu’on n’a pas le droit d’acquérir car c’est illégal. Les crans d’arrêt, par exemple, et les couteaux-sautoirs. Il est toutefois possible d’acheter un couteau transformable en cran d’arrêt, et le commerçant chez qui vous l’achetez peut aussi vous vendre le nécessaire permettant de le modifier. C’est évidemment légal, mais si jamais l’on procède ainsi, on risque d’être interpellé pour détention d’arme illégale.

Un cran d’arrêt est illégal, car il suffit d’appuyer sur un bouton pour en faire une arme. Le couteau de chasse traditionnel qui ne se replie pas est déjà une arme, une vraie. Pas besoin d’appuyer sur un bouton. Et en plus, c’est légal !

D’un autre côté, on n’a pas le droit de l’avoir sur soi si la lame dépasse une certaine longueur. C’est alors une arme mortelle. On peut l’acheter et jouer tranquillement avec chez soi, le balancer en l’air, par exemple, en essayant de le faire retomber de telle façon qu’il se fiche dans le sol, ou encore aller dans les bois pour dépecer du gros gibier. Mais si on se promène avec en zone urbaine, on commet une infraction.

Il est en train d’en commettre une.

C’est un couteau comme en portait Jim Bowie[30], vingt-cinq centimètres de long, avec gaine en cuir noir et armature en acier, sur laquelle figurent deux drapeaux entrecroisés, celui des Etats confédérés et la bannière étoilée.

Le fourreau est désormais attaché à sa ceinture et quand il se promène, bras sur le côté, ça le rassure de le sentir là. Sa veste est assez longue pour le cacher, mais il est facile de glisser la main dessous et de la poser sur le manche. Une languette à bouton-pression empêche le couteau de sauter, mais il n’est pas obligé de la fermer, c’est ainsi bien plus facile de s’en emparer.

C’est du beau travail d’artisanat. Le fabricant vit à Birmingham, dans l’Alabama, et l’on y attache beaucoup d’importance dans la publicité qui accompagne l’objet. Le vendeur, dans le magasin d’articles de sport, a, quant à lui, bien précisé qu’il était fabriqué aux Etats-Unis. Les meilleurs couteaux seraient-ils fabriqués en Amérique ? Ou bien serait-ce que les gens qui achètent des couteaux de chasse apportent leur soutien à l’industrie américaine ?

Il n’en sait rien et ne s’en soucie guère. Il est content d’avoir le couteau, tout comme il était content d’avoir le flingue. Bien avant qu’il soit prêt à s’en servir, dès l’instant, pratiquement, où il l’a pris dans le bureau de cet abruti de freudien, il a adoré avoir le pistolet sur lui, caché dans une poche ou glissé à sa ceinture, et pouvoir le toucher quand il en avait envie.

C’est jouissif de se balader armé, de dissimuler un calibre sur soi. On sait quelque chose que tout le monde ignore. On se sent puissant, secrètement puissant. Assis dans le métro, on regarde le type en face, en sachant qu’on peut dégainer et l’abattre, et qu’il ne peut rien, mais strictement rien y faire.

Une fois, dans une salle de cinéma plongée dans l’obscurité, il a sorti son arme et l’a braquée sur la nuque de la personne qui était assise devant lui. Bang ! qu’il s’est dit et il a remis le calibre dans sa poche.

Quand il s’en est enfin servi en tirant sur ce crétin de Bierman, il avait mille fois savouré cet instant à l’avance.

Où va-t-il aller maintenant, avec son beau couteau flambant neuf ? Il a toute la journée devant lui et peut en faire ce qu’il veut. Va-t-il aller chercher sa voiture au garage et se balader à la campagne ? Rentrer chez lui, s’étendre et se pelotonner, un livre à la main ?

Il pourrait revenir à la maison. Sa maison, sa prochaine maison. L’espèce de brute irlandaise, un vrai géant, doit être partie maintenant. Sinon, il voit très bien comment le type va s’en sortir, face à quinze centimètres d’acier, coupants comme du rasoir et trempés à 400 sur l’échelle de Rockwell, ce qui veut dire quoi, au juste ? C’est à l’évidence un atout, comme le claironnait le fabricant sur la boîte et comme le vendeur n’a pas manqué de le souligner.

Nul doute que cela signifie que c’est dur, comme est censé l’être l’acier. Il imagine le balaise le congédier, lui dire de se casser, puis écarquiller ses yeux verts en le voyant un couteau à la main.

Remarque, peut-être pas. Une lame de couteau, quel que soit son degré de dureté exprimé en termes numériques, risque de se briser comme du verre sur un cuir épais. De façon plus logique, il voit le type avancer la main, vif comme l’éclair, et lui arracher le coutelas…

Quelquun veut entrer. La porte est fermée à clé. Et si elle était ouverte ? Le type entre, s’excuse, aperçoit le couteau., essaie de reculer…

Il se voit en train d’essuyer la lame sur la chemise du type, la remettre au fourreau et sortir tranquillement, en refermant la porte derrière lui. Il passe devant l’employé coréen au crâne dégarni, en bas de l’escalier…

Non, ça, c’était avant, au salon de massage. Il se trouve maintenant dans un restaurant, il vient de manger, d’aller aux toilettes, il ne lui reste plus qu’à régler la note et s’en aller.

Dans la rue, il se dit que c’est juste un effet de son imagination, rien d’autre. Un fantasme qui tourne au souvenir. Ce qui en soi n’a rien de fâcheux et n’offre aucun sujet d’inquiétude.

Et maintenant ? Un autre salon de massage ?

Idée ô combien alléchante. Il en reste saisi. La seule chose qui ne le fasse pas saliver à l’avance, se dit-il, c’est la partie massage. Il ne veut pas qu’on le touche, il ne veut pas qu’on l’excite. Il veut juste voir son regard, quand la lame s’enfoncera.

Il récompense le premier qui arrive, lui indique son adresse, s’enfonce dans le siège. Il effleure la poignée du couteau, effleure le disque de rhodochrosite.

Pouvoir et clarté. Ça va déjà mieux.

Dans Central Park West., un carrefour et demi avant d’arriver à destination, le taxi s’arrête à un feu rouge. Sans préambule, à l’improviste, il lance « je descends ici » et sort un billet d’une liasse. Ils ne sont pas au bord du trottoir, il y a encore une voie sur la droite, mais qu’à cela ne tienne. Il glisse l’argent à travers le guichet de la vitre pare-balles, laisse gueuler le chauffeur et descend. Le feu est au rouge, personne ne bouge, il est facile de se faufiler entre les voitures pour atteindre le trottoir.

Oui, mais pourquoi ?

Il doit y avoir une raison, c’est sûr. Il ouvre l’œil et reste sur ses gardes à mesure qu’il remonte l’avenue qui longe Central Park jusqu’au carrefour suivant. A mi-chemin, il comprend pourquoi il n’a pas voulu que le taxi le laisse devant chez lui. Il ne sait pas ce qui lui a mis la puce à l’oreille, quelle observation subtile l’a incité à agir ainsi, mais ça ne fait pratiquement aucun doute.

Son immeuble grouille de flics.

Il y a des voitures de police garées un peu partout, devant une bouche à incendie, sur un arrêt d’autobus, à l’angle d’une rue où le stationnement est interdit. Y aurait-il un camion de pompiers sur les lieux ? Une ambulance ? Non, rien que des voitures de patrouille. Et puis un agent monte la garde devant l’entrée ; il est en train de discuter avec le portier. Il y a aussi un mec en civil, mais ça revient au même.

Aperçoit-il un camion de tournage ? Y a-t-il des barrières, pour tenir les gens à l’écart ? A New York, on est toujours en train de tourner quelque chose, des longs métrages, des séries télé, ou alors des prises de vues en extérieur pour des réalisations qui se passent ici, mais qui sont en réalité filmées à Los Angeles et qui la plupart du temps mettent en scène le crime et la police. Tombez par hasard sur ce qui ressemble à une prise d’otages, et à tous les coups vous allez voir Jerry Orbach[31], qui fait encore plus flic qu’un flic.

Sauf que Jerry Orbach n’est pas là. Et que personne ne grave la scène sur la pellicule.

C’est fini, il s’en rend compte. Il n y a pas le moindre doute, c’est pour lui qu’on a droit à ce déploiement policier. Car ce n’est pas juste un petit flic venu lui poser deux ou trois questions, mais toute une escouade, de quoi remplir plusieurs voitures, ce qui signifie qu’ils sont montés chez lui, et que oui, bien sûr, ils ont lu ce qu’il y avait sur l’écran de l’ordinateur, ils n’ont pas pu faire autrement et auront depuis longtemps découvert l’autre espèce de petite masseuse, dans son espèce de petit placard, et bon, que dire de plus ? C’est fini.

Donc ils l’attendent, ils sont là à monter le guet et s’il n’avait pas eu, pour je ne sais quelle raison, l’idée de descendre du taxi, il se serait carrément jeté dans la gueule du loup.

Mais on lui a encore laissé une chance.

Il se dirige vers le garage pour prendre sa voiture.

On n’a que ce qu’on récolte, songe-t-il.

Libre à chacun d’en faire ce qu’il veut.

Il repense au forum de discussion alt.crime.serialkillers. Il va avoir droit à sa petite rubrique, non ? On va voir des sites Internet exclusivement consacrés à lui et à ses exploits.

Combien d’heures les flics vont-ils perdre à le chercher ? Il n’existe pas de photos de lui, il a fait le nécessaire. Des photos de famille, bien sûr, et des photos des albums de classe au lycée, mais à l’époque il ne portait pas le même nom et ceux qui se lanceront à la recherche d’Adam Breit n’auront aucune chance de découvrir cette autre identité, ni d’avoir accès aux photos. Ils pourront passer tous les portraits-robots qu’ils voudront sur « America’s Most Wanted[32] », ça ne servira à rien. Il regardera l’émission avec les nouveaux copains qu’il se sera faits à Saint Paul ou à Spokane, il hochera la tête et poussera de longs soupirs comme tout le monde. « Quel fumier, ce type ! » s’exclamera-t-il. « J’aimerais bien le voir au bout d’une corde. Je serais le premier à dresser la potence. »

En attendant que le feu passe au vert, il caresse le couteau accroché à sa ceinture, effleure l’amulette qu’il porte en sautoir.

Et il pense à ceux qui l’aiment.

Putain., ils vont en entendre parler, et ça va leur faire un choc ! Peter, Ruth Ann, Lucian, Marsha et Kieran, toute sa petite famille… Que vont-ils penser ? Que vont-ils ressentir ?

Il ne peut pas les laisser comme ça.

Il déboîte, braque à fond, entend des freins hurler derrière lui tandis qu’il fait demi-tour, tant pis pour les véhicules qui viennent en face. On lui lance des coups de klaxon réprobateurs, c’est tout juste s’il les entend. Il se dirige vers la rue Delancey, puis vers le pont de Williamsburg.

Est-il à l’heure ? Vont-ils l’accueillir en lui donnant cet amour qui est le plus beau cadeau qu’ils pourraient lui faire ? Ou bien ne va-t-il franchir la porte que pour les voir défigurés par la peur et l’effroi ?

Il pile au bord du trottoir, saute de voiture, se précipite vers l’entrée. La porte n’est pas fermée à clé, il l’ouvre tout grand, et voilà Kieran et Ruth Ann qui détournent le regard de leur ouvrage, avec le gros Peter à côté, en train de gratter le plâtre. Que lit-on, sur leur visage ? Le choc ?

Non, mais la surprise. Evidemment que ça les surprend, ils ne s’attendaient pas à sa visite. Mais c’est visiblement une bonne surprise. Ils sont ravis, rayonnants d’amour. « Doc ! », s’exclament-ils, « Doc, quel bon vent vous amène ? Ça nous fait tellement plaisir de vous voir ! »

Il fait le tour de l’assistance, les serre dans ses bras les uns après les autres, et lorsque Peter et lui se sont donné l’accolade il entend des pas dans l’escalier, il se retourne et aperçoit Marsha et Lucian, épanouis, radieux, qui se joignent à la compagnie. Tout le monde est là, sa famille au grand complet. Comment a-t-il bien pu s’en aller sur la route et les abandonner, ces cinq êtres adorables qui l’aiment tant ? Comment a-t-il pu avoir une idée pareille ?

A quoi pensait-il ?